A l'aube des années 1970, Gil Kane est en recherche de reconnaissance en même temps que d'autres formes d'expression artistique dessinée que l'univers des comics.
Après avoir expérimenté en 1968 un récit précurseur du roman graphique, "His name is savage" (Son nom est Savage) avec Archie Goodwin au script - 40 pages d'un thriller d'espionnage déjà en noir et blanc - sort directement en 1971 chez Bantam Books un livre broché "Blackmark".
Il s'agit d'un récit d'aventure héroïque sur 119 pages, conçu dès l'origine pour une publication sous cette forme de livre, mariant dessins, phylactères et récitatifs.
Kane conserve l'entière propriété de son personnage dont de l'ordre de 8 livres sont prévus à raison de séquences de 2 à trois volumes tous les deux mois.
Ceci pour permettre une bonne visibilité sur les rangées de présentation.
Outre le rythme effréné de réalisation que cela suppose, le niveau plus faible de vente qu'espéré du premier volume aura raison de cette tentative surprenante de roman graphique. Le second récit qu'avait déjà préparé Kane sortira sous forme de magazine chez Marvel plusieurs années après (Marvel Preview # 17 - décembre 1979).
En espérant plus que jamais garder la propriété sur ses créations, Kane en perçoit une nouvelle occasion inhabituelle outre océan, en Belgique...
En 1971, l'artiste rencontre Michel Regnier, mieux connu sous le nom de Greg et, depuis 1965, le rédacteur en chef du « journal de Tintin ». Cette même année, Gil Kane avait produit quelques pages types pour un projet de science-fiction / fantasy appelé Jason Drum, qu'il propose au journal.
Le journal semble accepter le projet d'abord avec tiédeur car il en publie seulement quatre cases issues des deux premières pages, pour illustrer une rubrique intitulée « 2000 » consacrée aux astronautes dans le numéro 1203 de « Tintin » (13 novembre 1971). Et le projet sera mis en suspens...
Fin des années 1970, le moment est venu pour l’artiste de collaborer à un Syndicate susceptible de lui apporter une plus grande notoriété et de toucher des droits d’auteur sur ses créations en même temps qu’être reconnu en tant qu’auteur à part entière…
Kane obtient un certain succès avec le strip « Star Hawks » produit avec les scénaristes Ron Goulart puis Archie Goodwin, dont les bandes quotidiennes et les pages du dimanche paraissent dans de nombreux journaux américains entre 1977 et 1981.
En juillet 1978, Gil Kane rencontre Greg à nouveau, lors de la convention de comics de San Diego. À ce moment là, Greg vit aux États-Unis comme responsable de la branche américaine de Dargaud, vendant des séries françaises aux éditeurs américains, aussi bien qu'achetant des droits américains pour le marché européen.
Après avoir rencontré Kane, Greg convainc le nouveau rédacteur en chef de « Tintin » André-Paul Duchâteau de finalement publier « Jason Drum » qui prenait la poussière dans les bureaux du journal. A la satisfaction de Kane, la série débute triomphalement dans l’édition belge du journal « Tintin » en juillet 1979 par épisodes hebdomadaires.
Jason Drum est donc une création originale de Kane que le journal Tintin a eu la primeur mondiale de publier, en Belgique et en France. Sur 6 semaines, les lecteurs franco-belges ont eu la chance et la surprise de lire par épisodes une aventure de science-fiction / fantasy inédite, par l'un des plus grands artistes de comics américain.
Mais entre la fin de 1978 et mars 1979, un cas d'urgence médical ralentit drastiquement la production de Kane. Très en retard sur son planning, Kane va employer des assistants comme Howard Chaykin et Ernie Colon sur sa série principale de l'époque « Star Hawks ».
Pour « Jason Drum », Kane en appelle à Joe Staton pour l’aider qui réalisera des découpages et des crayonnés et, avec le numéro 33 de l’édition belge - 205 de l’édition française [août 1979], des pages non encrées sont envoyées à la rédaction du journal « Tintin ».
Mais bientôt plus aucune page n’arrive des États-Unis. Les délais forcent Duchâteau à trouver un nouvel artiste pour finir la série et il écrit les scénarios lui-même. L'artiste belge Franz, avec qui Duchâteau a collaboré sur « Hypérion », encre cinq pages sur les crayonnés de Kane, puis dessine et encre lui-même
les cinq dernières pages de l'histoire dans les numéros 34 et 35 édition belge - 206 et 207 édition française [août 1979].
Après sa convalescence, Kane perd contact avec Duchâteau et succède à Russ Manning comme artiste sur la planche dominicale de Tarzan le 1er juillet 1979 jusqu’en février 1981. Grâce à Greg qui promut la série en France, trois albums de « Star Hawks » sont publiés au début des années 1980.
Étonnamment, le premier sort imprimé par les éditions du Square en noir et blanc, mais les deux albums suivants sont en couleurs et sous le label Dargaud, avec pour le premier une couverture originale de Kane . En 1981, Kane assiste au festival de bandes dessinées d’Angoulême pour promouvoir la collection « science-fiction » des éditions Dargaud…
Cette aventure éditoriale singulière et extraordinaire à bien des égards est très peu connue en Europe et aux Etats-Unis. C'est pourtant une tentative exceptionnelle pour un auteur américain de comics d'obtenir une reconnaissance comme artiste à part entière grâce au système franco-belge et à la renommée grandissante de la bande dessinée en Europe continentale dans les années 1970 et 1980.
Jo Staton déclarait en interview dans le numéro 12 de Comic Book Artist [Mars 2001] : « Il y a une chose que j'aurais aimé voir de Kane - si quelqu'un sait si cela existe ou a été fait - c'est un roman graphique (appelé un album alors, pour quelqu'un en Europe) intitulé Jason Drum. C'était semblable à Blackmark et j'ai fait des crayonnés de mise en page pour cela. C’était une sorte de grande épopée héroïque et fantasy sur un monde étranger. J'ai fait beaucoup de truc pour cela et je n'ai jamais su s'il a été publié, jamais entendu si Kane a fini les pages, ou quoi qu’il soit arrivé de ceci. S'il existe, j'aimerais beaucoup le voir. »
Et bien non, l'album de cette aventure trans-atlantique n'existait pas encore jusqu'à ce jour.
Un rêve prend aujourd'hui réalité avec l'album de la version telle que proposée dans le journal Tintin, comprenant les planches de Kane bien sûr, et l'achèvement du récit, contraintes obligent, par Franz... Et si en 2006, les archives de l'auteur, décédé en 2000, révélèrent l'existence du récit complet de Jason Drum en 44 planches (le standard pour une édition en album à cette époque en France et Belgique, certainement pas un hasard !) attendant encore une édition, l'album que j'ai réalisé est le témoignage de la génèse européenne de cette création exceptionnelle de Gil Kane.
Enjoy !
Une planche par Franz :
Pour une feuilleter l'album et visualiser des photos, cliquez ICI... ce qui vous amène à la page consacrée à l'album sur ce blog...